La présence de sang dans les selles, en particulier associée à des troubles digestifs persistants, doit induire la prescription d’une coloscopie. Le diagnostic d’hémorroïdes ne peut se faire d’emblée, en particulier en l’absence d’hémorroïdes externes et de réalisation d’un toucher rectal.
Une patiente, née en 1975, est régulièrement suivie par son médecin traitant pour des migraines importantes traitées par Almotriptan.
En novembre 2012, la patiente, alors âgée de 37 ans, consulte son médecin pour des douleurs épigastriques importantes. La gastroscopie retrouve une œsophagite mycosique et un reflux biliaire. En raison d’une anémie à 10,5 g/100mL et de la notion d’un cancer du côlon chez le grand-père de la patiente à 57 ans, il lui est conseillé de pratiquer une coloscopie. Cet examen n’est cependant pas réalisé. Aucune cause (notamment gynécologique) n’est retrouvée pour expliquer cette anémie qui se corrige par la suite sans intervention particulière.
Le 21 avril 2016, la patiente consulte son médecin traitant pour des douleurs abdominales ainsi que des selles très fréquentes, d’apparition progressive. Un traitement symptomatique est prescrit.
Le 20 mai 2016, consultation pour une inflammation du pied. Dans le dossier, absence de la notion de diarrhées, ou de renouvellement du traitement contre ces diarrhées, ou d’indication de la disparition des diarrhées.
Le jour de l’expertise, la patiente dira : "s’être habituée aux selles fréquentes (de consistance normale)". Cette fréquence de selles remontait, d’après elle, à plus d’un an. Elle sera d’ailleurs revue plusieurs fois par son médecin, sans que des problèmes de diarrhées soient notés dans le dossier.
Le 13 juillet 2017, la patiente consulte son médecin traitant pour des douleurs abdominales modérées mais surtout parce qu’elle a remarqué la présence de sang dans les selles. Le diagnostic évoqué est alors celui d’un saignement hémorroïdal. Il n'est pas fait de toucher rectal, ni d’examen local. Un traitement par Titanoréïne® est prescrit pour une semaine. Les symptômes disparaissent en quelques jours.
En septembre 2017, la patiente reconsulte son médecin traitant. Sur le dossier médical, la plainte est celle de migraines.
Le 15 octobre 2017, passage aux urgences du centre hospitalier pour état migraineux.
En décembre 2017, nouvelle consultation du médecin traitant pour migraines. Les selles sont fréquentes, mais sans plainte spécifique.
Le 27 février 2018, nouveau passage aux urgences du centre hospitalier pour migraines.
Le 2 mars 2018, lors d'une consultation de sa fille auprès d'un gastro-entérologue, la patiente en profite pour parler de ses problèmes de sang dans les selles, de diarrhées fréquentes et de douleurs abdominales. Un toucher rectal et un examen local sont faits, qui ne retrouvent pas d’hémorroïdes.
Une coloscopie est programmée pour le 20 mars 2018.
Le 4 mars 2018, nouveau passage aux urgences du centre hospitalier pour migraines. Sur le compte rendu des urgences, il est indiqué méléna avec coloscopie prévue.
Le 5 mars 2018, la patiente reconsulte son médecin traitant pour migraines et vomissements. Sur le dossier médical, il n’est pas fait mention de la coloscopie prévue ni des mélénas. La palpation abdominale ne retrouve pas d'anomalie majeure en dehors d’un ballonnement. Du Métoclopramide est prescrit.
Le 20 mars 2018, la coloscopie est difficile et met en évidence une sténose infranchissable au niveau du sigmoïde. Les biopsies révèlent alors un adénocarcinome.
Le scanner puis le PET scan confirment l’atteinte colique et montrent une métastase de 4,5 cm du segment II hépatique, avec un doute sur une métastase du lobe pulmonaire moyen.
Le 27 mars 2018, chez une patiente en préocclusion, il est réalisé par cœlioscopie, une hémicolectomie gauche avec anastomose colorectale. L’ACE préopératoire est augmenté à 73,2.
L’examen histologique confirme un adénocarcinome moyennement différencié du côlon gauche, de 50 mm de diamètre, infiltrant tous les plans de la paroi colique et envahissant par contiguïté la trompe gauche. Il n'y a pas d’embole lymphatique ni d'envahissement ganglionnaire. La lésion est classée T4 N0 M1. La résection est complète.
En avril 2018, une chimiothérapie de type Folfox est débutée.
Le 25 juillet 2018, hépatectomie gauche pour exérèse de la métastase. La lésion mesure 25 mm. La nécrose tumorale est évaluée à environ 70 % de la surface, indiquant une réponse majeure à la chimiothérapie. À l’histologie, on retrouve un reliquat d’adénocarcinome. L'exérèse est complète mais à 1 mm.
Dans les suites, reprise d’une chimiothérapie par Folfox, terminée en décembre 2018.
Au décours, mise en surveillance, sans signe évolutif jusqu’au jour de l’expertise (17 mai 2019).
Saisine de la Commission de Conciliation et d’Indemnisation par la patiente pour obtenir réparation du préjudice subi (mai 2019).
L’expert, praticien hospitalier, cancérologue médical, apporte les réponses suivantes aux questions posées par la Commission de Conciliation et d’Indemnisation :
1. L’absence de coloscopie en 2012 est-elle fautive ?
NON. Le compte rendu du gastro-entérologue recommande une coloscopie devant une anémie, mais celle-ci s’est corrigée spontanément sans traitement. C’est la persistance de l’anémie qui aurait dû conduire à réaliser une coloscopie. À 37 ans, une anémie isolée qui se corrige spontanément ne conduit pas à réaliser immédiatement une coloscopie. De plus, habituellement les cancers responsables d’anémie sont les cancers du côlon droit et non du côlon gauche comme dans le cas de la patiente. Ainsi, il est très peu probable que le symptôme, isolé en 2012, soit en lien avec le cancer diagnostiqué en 2018, d’autant plus qu’à ce moment, il n’existait aucune anémie.
Un délai de 6 ans entre des saignements éventuels et le cancer occlusif semble un peu long. Rien ne permet de dire qu’une coloscopie en 2012 aurait pu montrer un polype. À ce jour, la patiente n’a pas eu de coloscopie totale (sténose non franchissable en mars 2018) et il n’est pas possible de dire s’il existe des polypes et si une coloscopie en 2012 en aurait éventuellement montré.
2. Peut-on retenir un retard de diagnostic ?
OUI. La présence de la triade douleurs abdominales, diarrhées fréquentes et rectorragies impose la réalisation d'une coloscopie. Le diagnostic d'hémorroïdes est un diagnostic d'élimination, surtout en l'absence d'hémorroïdes visibles à l'examen clinique (il peut s'agir d'hémorroïdes internes non visibles). Un toucher rectal s'impose également.
À partir d’avril 2016, devant une modification du transit avec des selles qui deviennent fréquentes, une coloscopie aurait dû être réalisée (d’autant plus que l’antécédent de 2012 devait cette fois-ci constituer une alerte). Elle aurait permis en 2016 le diagnostic de cancer (il existait déjà et les diarrhées étaient liées à son caractère réducteur du diamètre de la lumière digestive).
La prise en charge de la patiente n’a pas été conforme aux règles de l’art et on peut retenir un retard de diagnostic de 8 mois minimum et jusqu'à 23 mois.
On peut toutefois signaler que les motifs de consultations, à chaque fois, n’étaient pas en lien avec les diarrhées.
3. Existe-t-il une perte de chance ?
OUI. Un diagnostic plus précoce aurait permis possiblement le diagnostic de cancer du côlon à un stade nettement moins avancé. Sur le plan locorégional, la lésion était très avancée lors du diagnostic en mars 2018, classée T4 avec envahissement de la trompe. Un diagnostic plus précoce aurait permis probablement de détecter une maladie localisée au côlon, soit T2 ou T3 maximum, donc localement de bien meilleur pronostic.
En ce qui concerne les métastases, le PET scan du 20 mars 2018 retrouve, avec certitude, une métastase hépatique isolée et un doute sur une métastase pulmonaire du lobe moyen. Vu la taille de la métastase hépatique (47 mm), celle-ci existait possiblement déjà en juillet 2017, probablement pas, mais sans certitude, lors du tout début des symptômes en avril 2016. Ainsi, lors du diagnostic en mars 2018, alors que la tumeur était classée T4 N0 (0/6) M1, un diagnostic plus précoce aurait permis possiblement de détecter la maladie à un stade T2 ou T3 N0 M0, soit de stade II.
La survie à 5 ans d’un cancer du côlon de stade II est de 90 % (J Clin Oncol 2009; 27:3109- 3116).
Dans le cas d’un cancer avec métastases hépatiques isolées opérables, la survie à 5 ans est de 50 % (Lancet Oncol 2013; 14: 1208-1215).Il existe un doute sur une métastase pulmonaire mais celle-ci est résécable et dans le cas d’une métastase confirmée, une chirurgie aurait pu être proposée avec globalement les mêmes résultats qu’en cas de métastases exclusivement hépatiques.
Le retard de diagnostic entraîne donc une importante perte de chance, avec une probabilité de survie à 5 ans qui passe en avril 2016 de 90 % à 50 % en mars 2018. Pour un diagnostic posé en juillet 2017, la probabilité de présence de la métastase hépatique peut être estimée à 25 % : dans ce cas, la survie à 5 ans est donc inchangée à 50 %. Dans les 75 % autres, la probabilité de survie à 5 ans aurait été de 90 % en juillet 2017.
Se fondant sur les conclusions du rapport d’expertise, la CCI confirme que les manquements du médecin traitant sont responsables de la perte de chance subie par la patiente dans le retard de diagnostic de son cancer colique. Elle demande à l’assureur du médecin traitant de faire parvenir à la patiente une offre d’indemnisation des préjudices dus aux manquements constatés.
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